Le présent texte m'a été inspiré à la suite de la lecture d'un article écrit par Alfred de Musset. Je suis loin d'égaler le poète, mais j'ai cherché à reproduire le principe de la joute oratoire.
Daniel Martin avait décidé de profiter de ce soleil printanier qui se maintenait en ce début d’automne pour se dégourdir les jambes sur la voie piétonnière du centre-ville. Il était le directeur de la Banque du Crédit et de l’Encaissement ce qui, à ses yeux, lui permettait d’avoir, avec ce qu’il appelait du bout des lèvres « le menu peuple », une attitude largement condescendante. A tel point qu’il en était devenu poisseux de fatuité. Menton levé il toisait les commerçants, dont la plupart lui sont redevables d’un crédit, et répondait à leur salut révérencieux par un abaissement lent et simultané des deux paupières. Et, invariablement, à chaque relèvement de ces dernières, son regard avait déjà quitté le débiteur pour bien lui signifier que son importance n’excédait pas un battement de cils. Martin se sentait indispensable dans cette petite ville. Aucune réalisation importante ne se faisait sans que tôt ou tard le dossier financier transite par son bureau. A chaque fois c’était le même sentiment de puissance qui l’envahissait quand, avec lenteur, il faisait basculer la couverture du dossier pour profiter pleinement de cet instant jubilatoire. En cet après-midi, isolé dans sa suffisance du brouhaha de la foule, il ressentit l’extase de se savoir important jusqu’au moment où son regard se posa sur un chaland venant dans sa direction, et là, sa bulle se creva et ses pieds ressentirent la dureté de l’asphalte. Son ennemi, la seule personne à sa connaissance qui osait lui résister, le contredire, l’apostropher sans vergogne et le dévaluer par ses propos s’approchait à grands pas. Il s’agissait de Raymond Lebrun, accessoirement responsable de l’agence des pompes funèbres, et principalement son beau-frère puisque sa sœur avait eu l’indélicatesse de tomber amoureuse de ce foutriquet, jetant ainsi l’opprobre sur la lignée des Martin. L’organisateur en funérailles était un jeune homme jovial, disert dans ses relations et très apprécié pour son tact et son dévouement. Néanmoins, son beau-frère, ayant jugé que le choix de sa cadette créait une mésalliance préjudiciable au renom des Martin, avait vertement tancé les tourtereaux, ce qui lui avait valu une réplique cinglante du nouveau venu à laquelle, à son grand dam, sa sœur avait apporté sa contribution. Daniel ralentit sa marche et tenta de se faufiler entre des passants mais son beau-frère l’avait repéré et se dirigea sur lui. La rencontre était inévitable. Les deux hommes stoppèrent à quelque distance l’un de l’autre et se toisèrent du regard avant que Martin ne brise le silence par un trait se voulant dominateur.
« Mais ! Ne voilà-t-il pas mon charmant beau-frère. Comment te portes-tu embaumeur au formol ? »
« Très bien, mon cher beau-frère, joyeux Thénardier d’officine de frais bancaires. »
« N’es-tu point à ce jour occupé dans ton agence de voyages pour trépassé ? » Questionna le banquier, moqueur.
« Que nenni, adorable agioteur, je vaque à la prospérité de mes affaires. »
« Ah oui ! J’ai ouï dire que tu as l’intention d’agrandir ton dépôt de bières et sarcophages. Est-ce vrai, funèbre fleuriste ? »
« C’est exact, mon cher dévaliseur de livret A, j’agrandis mon exploitation. »
Cette annonce officielle sembla embarrasser le financier.
« Mais, irremplaçable repasseur de suaire, pour exécuter l’agrandissement de ton échoppe, où l’on meurt d’ennui, aurais-tu eu l’audace de vouloir le faire aux frais de la dot détenue par ma sœur ? »
« Je reconnais bien là, ton unique et éternelle préoccupation, celle financière, qui te fait demander des nouvelles sur la dot avant celles sur la santé de ta sœur, ô boursicoteur sur titres de châteaux espagnols. »
Le trait toucha la cible au point qu’une crispation rapide apparut sur sa joue droite.
« Mais, je tiens à te rassurer, dispendieux écornifleur pour petits porteurs, le capital monétaire de ma chère épouse n’a en rien été entamé dans cette affaire. »
« Se pourrait-il que tu disposasses de tant de liquidités, émérite conducteur à tombeau ouvert ? »
Raymond prit le temps de plaquer le plus beau sourire qu’il put avant de répondre.
« Manifestement non, habile racleur de dépôts à vue, mais n’est-il pas des agences spécialisées dans ce genre de besoin en prêtant monnaie sonnante et trébuchante ? »
« Tu vas donc avoir l’impudence de déposer une telle demande à ma Banque du Dépôt et de l’Encaissement, vénérable fossoyeur ? »
« Oh que non ! Pourvoyeur d’huissiers, jamais je ne me risquerai à faire le moindre dépôt, fût-il papier, dans ton repaire à spéculateurs avides. »
« Dois-je en conclure, mystificateur en momification, que tu t’adresses à la concurrence ? »
« Si fait ! Royal détrousseur de bas de laine, l’agence de Prêts au Développement va y contribuer, et avec un taux qui te ferait rouler par terre en pleurant des liquidités, divin courtier en placements panaméens. »
Cette révélation ébranla de nouveau le banquier qui sentit son monopole s’effriter.
« Ainsi, tu ne fais aucune confiance à ta famille, misérable bailleur de catacombes, tu l’as reléguée déjà sous une de tes pierres tombales ! »
Le responsable des pompes-funèbres buvait du petit lait en constatant l’effort que produisait son beau-frère pour contenir sa colère qu’il ne pouvait se permettre de laisser exploser en pleine rue.
« Mais, mon cher empereur en frais de découvert, la famille n’est-ce pas parfois des amis qui ne furent point choisis ? Alors, au nom de cette branchette familiale que tu avais coupée et qui vient de repousser tout autant subitement que mystérieusement, serais-je dans l’obligation de passer par ton comptoir de vente d’emprunts russes ? Et bien que tu sois banquier, tu me vois fort étonné que je puisse représenter pour toi, si j’ose dire, quelque intérêt. A moins que ton aversion pour ma personne, ton mépris pour ta sœur, soient, comme la plupart de tes prêts, victimes de l’usure ! »
La tirade à la fin de l’envoi toucha profondément le financier dont le teint tournait au cramoisi. Sa mâchoire, crispée à l’extrême semblait prête à se désintégrer. Cependant, du fait de la présence de nombreux promeneurs et curieux qui s’étaient arrêtés pour assister à la joute verbale, Martin finit par peindre un semblant de sourire sur sa face.
« Pour ma famille que je chéris, quoi que tu en dises, ridicule pagayeur du Styx, je sais fournir la meilleure aide possible, même lorsqu’elle n’est pas méritée. La ville entière pourrait en témoigner. »
« Voici une parole qui t’honore, cher usurier sans scrupule. Malheureusement pour ta générosité naissante et par la même balbutiante, je ferai appel à l’établissement rival du tien. Le commerce, même celui de l’argent, ne s’épanouit-il pas dans le terreau d’une saine concurrence ? »
Martin ne sut contenir la colère qui bouillait en lui.
« Ah ! Immonde croque-mort ! Tu vas nourrir des étrangers et laisser ta propre famille dans l’abandon au risque de la verser dans ta clientèle. Sache que cet acte ne sera jamais effacé de ma mémoire et que je te montrerai qui est en vérité le meilleur de nous deux. J’en prends cette foule à témoin. »
« Mais … Mais … Mon dévoué beau-frère, escamoteur de tirelires enfantines et spéculateur sur la misère humaine, je reconnais dès l’instant ta supériorité dans l’altruisme, et je m’engage, devant cette foule, et à mes frais, dès que le moment se présentera, de procéder à ton couronnement … mortuaire ! »
La foule s’esclaffa, le banquier fit une tête d’enterrement et les deux beaux-frères restèrent fâchés.